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Haïti et le syndrome du “One Man Show” : Quand le pouvoir devient un miroir pour l’égo, la dérive solitaire des leaders politiques du Nord

Il existe une constante étrange et inquiétante dans la politique haïtienne contemporaine : une série de dirigeants issus du Nord du pays semblent développer une relation maladive avec le pouvoir, transformant leur mission de service public en une quête personnelle d’autorité, de contrôle et de mise en scène permanente. Moïse Jean-Charles, Jovenel Moïse, et aujourd’hui Fritz Alphonse Jean, incarnent chacun à leur manière ce syndrome du “one man show”. À croire qu’il s’agit d’un schéma comportemental enraciné dans une culture politique où le pouvoir n’est pas partagé mais monopolisé, où le débat n’est pas encouragé mais étouffé, et où le leadership se confond avec le culte de soi.

Alors que certains parlent de coïncidences malheureuses, d’autres y voient une tendance inquiétante : Haïti ne peut plus se permettre d’être gouvernée par des figures incapables de construire, de déléguer, ou même simplement d’écouter.

Moïse Jean-Charles : le révolutionnaire sans armée

Ancien sénateur de la République et leader du parti Pitit Dessalines, Moïse Jean-Charles se présente depuis toujours comme un résistant, un combattant du peuple, un “abolotcho”. Mais derrière cette image de tribun se cache une réalité politique chaotique : son incapacité notoire à bâtir une organisation structurée et durable. Son propre parti, censé être un instrument de changement radical, se désagrège à intervalles réguliers. Plusieurs directions départementales ont démissionné en bloc au fil des ans, souvent à cause de conflits internes ou de désaccords avec son style de gouvernance autoritaire. Des proches de longue date l’ont quitté avec fracas, dénonçant un comportement solitaire et manipulateur.

Pire encore, Moïse Jean-Charles joue un double jeu dangereux. Il dénonce les pouvoirs en place tout en y participant en coulisse. On se souvient de son silence ambigu lors de certaines nominations controversées ou de ses entrevues confidentielles avec des figures du pouvoir qu’il prétend combattre. La dernière controverse remonte à quelques semaines : selon plusieurs sources concordantes, il aurait exigé une somme conséquente au Premier ministre actuel en échange de son appui. Face au refus de ce dernier, Moïse s’est lancé dans une nouvelle campagne de dénonciation, appelant à la démission de celui qu’il tentait quelques jours plus tôt de manipuler. Une manœuvre cynique, révélatrice d’un activisme plus intéressé que révolutionnaire.

Jovenel Moïse : l’homme d’affaires devenu prince

L’ex-président Jovenel Moïse est une autre figure symptomatique de ce mal politique. Propulsé au pouvoir en 2017, il a rapidement démontré une volonté farouche de gouverner seul, au mépris des institutions républicaines. Son refus d’organiser les élections législatives a conduit à la caducité du Parlement, lui permettant de diriger par décret, sans contre-pouvoirs. Un coup de force institutionnel déguisé sous les habits de la légalité.

Mais ce n’est pas tout. Sous Jovenel, l’État a été transformé en entreprise familiale. Il boycotte délibérément des entreprises locales pour ouvrir ses propres structures et imposer à l’administration publique des contrats juteux avec des sociétés liées à son entourage. Son cercle de pouvoir se limitait à une poignée de fidèles : trois conseillers invisibles et son épouse, qui tenait un rôle politique bien au-delà de la tradition constitutionnelle. Aucun cabinet politique digne de ce nom, aucun dialogue avec la société civile, aucune volonté d’écoute.

Jovenel dénonçait à longueur de discours le “système”, les oligarques, les monopoles économiques. Mais dans l’ombre, il collaborait avec les puissantes familles Apad, Abdallah et autres figures de l’establishment économique. Là encore, on retrouve ce double langage : le peuple entend un discours rebelle, pendant que les affaires continuent derrière les rideaux.

Fritz Alphonse Jean : le technocrate devenu autocrate ?

Président du Conseil Présidentiel de Transition (CPT), Fritz Jean avait suscité beaucoup d’espoir chez certains intellectuels et économistes, en raison de son passé académique et de ses connaissances techniques. Pourtant, en quelques mois, son image s’est dégradée à la vitesse d’un cyclone politique. Ce qui devait être un leadership collégial est devenu une monarchie déguisée.

Cinq mois après l’installation du CPT, seulement trois Conseils des ministres ont été tenus, sans décisions majeures à signaler. Pendant ce temps, Fritz Jean s’arroge le contrôle de toutes les structures économiques et budgétaires du pays : Douane, DGI, BRH, APN, FNE, BMPAD, BNC, FDI, Éducation nationale… tous les grands leviers économiques sont sous sa coupe. Il est partout où passe l’argent, partout où se concentre le pouvoir technique.

Ce monopole économique s’accompagne d’un autoritarisme rampant. Malgré les engagements initiaux de collégialité, plusieurs conseillers dénoncent des décisions unilatérales, des dossiers traités sans concertation, et une gouvernance où seuls ses hommes de confiance sont informés à l’avance. L’État devient l’instrument de gestion d’un seul homme, dans un Conseil pourtant composé de neuf membres.

Le plus ironique ? Trois jour de la prise de fonction de Laurent Saint-cyr, Fritz Jean dénonçait avec vigueur le contrôle du secteur privé sur l’État. Pourtant, il est lui-même étroitement lié à plusieurs puissances économiques comme les Baussan, Bigio, Ligondé et Bidio. Tout comme ses prédécesseurs, il joue une partition à deux visages : publicement critique, mais discrètement complice.

Une question de culture politique, pas de géographie

Dire que les gens du Nord ne devraient pas gouverner Haïti serait une affirmation dangereuse, voire discriminatoire. Le problème n’est pas régional, il est structurel. Il tient à une culture politique où le pouvoir est souvent conçu comme un instrument personnel, et non comme un mandat collectif.

La République a besoin d’hommes et de femmes capables de conjuguer leadership, écoute, compromis et vision partagée. La gouvernance n’est pas un spectacle individuel, mais une œuvre collective. Ce qui est inquiétant dans certains profils politiques venus du Nord, ce n’est pas leur origine géographique, mais une tendance récurrente à se considérer comme seuls dépositaires de la vérité politique.

Une hypocrisie généralisée envers le secteur privé

Le trait commun entre Moïse Jean-Charles, Jovenel Moïse et Fritz Jean, c’est leur hypocrisie assumée à l’égard du secteur privé des affaires. Tous trois se présentent comme les défenseurs du peuple contre les “barons” économiques. Mais dans la réalité, ils traitent, négocient et s’alignent dès que leurs intérêts personnels sont en jeu.

Moïse Jean-Charles travaille depuis longtemps avec des figures du grand capital qu’il prétend combattre : Baussan, Bigio, Deeb, Barreau… Jovenel Moïse, malgré ses discours enflammés contre les monopoles, s’est appuyé sur les mêmes acteurs qu’il dénonçait la veille. Fritz Jean, quant à lui, est un enfant du secteur bancaire et n’a jamais réellement coupé les ponts avec les réseaux économiques qu’il fustige en public.

Cette duplicité constante nuit gravement à la confiance du peuple. Comment construire un État crédible si ceux qui promettent la rupture avec les élites économiques en deviennent les complices dès qu’ils accèdent au pouvoir ?

Une comparaison qui dérange : Voltaire et Leblanc, une autre culture politique

Il faut, à ce stade, faire une comparaison éclairante. D’autres membres du CPT, comme Leslie Voltaire ou Edgard Leblanc, ont su maintenir une ligne de gouvernance plus respectueuse des règles de la collégialité. Ces deux figures, issues du Grand Sud, ont su montrer qu’il est possible de diriger avec les autres, de dialoguer, de respecter les sensibilités régionales et politiques.

Voltaire a dirigé plusieurs commissions et dialogues avec tous les membres du Conseil, sans chercher à imposer une vision personnelle. Leblanc, fort de son expérience parlementaire, a joué le jeu du consensus, même au prix de compromis difficiles. Pourquoi cette différence de style ? Pourquoi avec eux la coopération semble possible, alors qu’avec Fritz Jean, tout devient crispation, exclusion, et concentration du pouvoir ?

Il est peut-être temps de poser une question qui fâche mais qui mérite d’être débattue : le leadership venu du Nord est-il devenu synonyme d’autoritarisme et d’individualisme ? Les faits, eux, semblent de plus en plus le confirmer.

Une leçon à retenir : la démocratie ne se gouverne pas seul

La démocratie, ce n’est pas un micro, une estrade et un discours enflammé. Ce n’est pas non plus un bureau verrouillé avec deux conseillers et des décisions en catimini. La démocratie, c’est l’art de gouverner avec les autres, pour les autres, et souvent contre soi-même.

Moïse Jean-Charles, Jovenel Moïse et Fritz Jean ont tous échoué, chacun à leur manière, à incarner cette idée. Leur obsession du contrôle, leur hypocrisie face au secteur privé, leur rejet du dialogue, en font des figures d’un passé qu’Haïti doit impérativement dépasser.

À l’heure où le pays lutte pour sa survie politique, sociale et économique, il est urgent de repenser le leadership. Non pas selon la région d’origine, mais selon les valeurs : intégrité, humilité, écoute, transparence. Des qualités qui semblent cruellement absentes chez les figures analysées ici.

L’urgence d’un changement de paradigme

Si Haïti veut espérer sortir de son cycle d’instabilité, il est urgent de rompre avec le modèle du sauveur solitaire. Le pays a besoin de bâtisseurs de consensus, de leaders capables de dialoguer avec les régions, les secteurs, les groupes sociaux les plus divers. Peu importe qu’ils viennent du Nord, du Sud, de l’Ouest, ou de l’Artibonite : ce qui compte, c’est leur capacité à gouverner dans l’humilité, la transparence, et le respect des institutions.

Car après tout, ce n’est pas le Nord qui gouverne mal : ce sont certains hommes qui, venant du Nord comme d’ailleurs, confondent autorité et autoritarisme, charisme et égocentrisme.

Ne pas confondre charisme et leadership

Les hommes du Nord ne sont pas tous à condamner. Mais force est de constater que les plus en vue ces dernières années partagent un même travers : celui de croire que le pouvoir leur appartient personnellement. Or, le pouvoir ne se possède pas. Il se mérite, il se partage, et surtout, il se quitte quand il devient une menace pour la République.

Haïti mérite mieux. Haïti mérite des leaders capables de dire “nous” avant “je”. Des femmes et des hommes prêts à être serviteurs avant d’être stars. Il est encore temps de rompre avec les one man show. Le pays n’a plus besoin d’acteurs. Il lui faut des bâtisseurs.

Alors, faut-il croire que Fritz Alphonse Jean redoute réellement le pouvoir du secteur privé, ou ne s’en sert-il pas plutôt comme d’un épouvantail pour justifier ses propres calculs politiques ? Les faits sont troublants. À peine une semaine avant de passer le pouvoir, il s’allie subitement avec son ancien adversaire politique dans une manœuvre conjoncturelle, trahissant ainsi ses propres dénonciations antérieures. Ce n’est pas la peur du secteur privé qui semble motiver Fritz Jean, mais bien la peur de perdre le contrôle de certains leviers économiques clés — notamment la douane. Il tient tellement à ce poste stratégique qu’il l’a confié à son protégé Smith Joseph, un homme de confiance qui, selon plusieurs sources internes, aurait mis en place un système opaque de distribution au sein de l’institution. Il aurait même fait remplacer les imprimantes officielles pour pouvoir écouler en masse ses propres cartouches d’encre importées de Chine, incompatibles avec le matériel précédent. Une pratique digne d’un affairisme de bas étage, orchestrée non pas pour servir l’État, mais pour protéger des intérêts personnels. Cette volonté obsessionnelle de tout contrôler n’est pas une preuve de leadership : c’est un signal d’alarme. Haïti ne peut plus se permettre d’être pris en otage par ceux qui confondent pouvoir politique et empire personnel.

Desk Report

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